Pas de capitaine à bord ? Entre des présidents de clubs cacophoniques et une Ligue bien silencieuse jusqu’à l’arrêt définitif de la saison, le football français est ballotté entre des intérêts contraires depuis le début de la pandémie de coronavirus, une tempête dont il faudra tirer les leçons.
De la suspension du championnat, mi-mars, à son arrêt définitif, acté jeudi par la Ligue de football professionnel (LFP) –après deux jours de flottement ayant suivi les annonces du gouvernement–, les propositions, parfois curieuses, sur le format d’une hypothétique reprise et les passes d’armes entre dirigeants de clubs par médias interposés se sont succédées.
Un climat pesant que de nombreux acteurs du championnat n’ont cessé de regretter, épinglant l’ambiance de « cour d’école » régnant au cours des discussions ou encore les « guéguerres des uns et des autres ».
« Le football professionnel n’en ressort pas grandi », a constaté la présidente de la LFP Nathalie Boy de la Tour jeudi au moment d’annoncer la fin de l’exercice 2019-2020.
« On est dans un milieu où il y a beaucoup de testostérone, beaucoup d’idées, de tensions sportives. Il y a pu avoir des moments un peu tendus », a-t-elle regretté.
Passes d’armes
Les moments tendus en question ? Innombrables.
Dès la mi-mars, la sortie du président de Lyon Jean-Michel Aulas sur l’opportunité d’une « saison blanche », sans champion, a enflammé le foot français, son homologue marseillais Jacques-Henri Eyraud dénonçant « l’obscénité (d’une) proposition opportuniste ».
Quelques semaines après, c’est le mode de calcul du classement final en cas d’arrêt du championnat qui a cristallisé les débats.
Dans les journaux ont alors fleuri des propositions de dirigeants, au moyen de méthodes de calcul savantes censées assurer l’équité sportive. Mais dont l’issue, curieusement, est souvent apparue favorable à ceux qui la proposaient. « C’est le concours Lépine des propositions », s’est insurgé un président de Ligue 1. « Chacun prêche pour sa chapelle ».
Et en toile de fond, chaque fin semaine ou presque, la réunion téléphonique du Bureau de la LFP, qui regroupe toutes les familles du foot et plusieurs dirigeants de clubs, ont donné lieu à des passes d’armes enlevées, où parfois le ton est monté.
A plusieurs reprises, le président de la Fédération française Noël Le Graët y a pris la parole pour taper du poing sur la table.
« Il faut remettre un peu d’ordre. C’est compliqué d’avoir trop de gens qui s’expriment de façon différente sur les mêmes sujets. (…) La Ligue doit être forte. Elle se fragilise presque toute seule, tout le temps », s’insurgeait-il dans un entretien à L’Equipe, alors qu’en parallèle des réunions de la LFP, certains présidents de clubs ont pris l’initiative de discuter entre eux, dans ce qu’ils ont appelé une « cellule de crise ».
Gouvernance
La Ligue, elle, a fait le choix de la discrétion. A l’opposé de son homologue allemande, dont le président Christian Seifert donnait la position via de régulières déclarations publiques, la LFP a travaillé « dans l’ombre ».
Et s’est même retrouvée en dehors de la délégation de présidents de clubs amenée à discuter avec Canal+ sur le paiement des droits TV. « L’exécutif (de la Ligue) est à la ramasse. Comment peut-il accepter de ne pas être invité à une réunion pour parler des droits télé qui le concernent ? » regrettait alors un dirigeant de club.
Et, mise dos au mur par les autorités, elle a dû se résoudre à prononcer l’arrêt définitif de la Ligue 1, précisément le scénario qu’elle redoutait et qui pourrait avoir des conséquences économiques supplémentaires. « Ca serait certainement une difficulté pour les clubs si la France était la seule (parmi les grands championnats) à avoir pris cette décision », a glissé sur BFM TV Didier Quillot, le directeur général exécutif de la Ligue.
Mais la stratégie est assumée. « On a été silencieux parce qu’on travaillait », martèle Didier Quillot, Nathalie Boy de la Tour concédant elle qu’il y a « des enseignements à tirer de cette crise ».
Tout particulièrement visée, la gouvernance de la Ligue, actuellement répartie entre ses deux dirigeants. « Je pense que la gouvernance de la Ligue a vécu avec cette crise », a tonné Aulas dans un entretien à l’AFP et au journal régional Le Progrès.
Le dossier de la réforme de la gouvernance de la LFP devait être celui de 2020, dernière année de mandat des dirigeants. Il a été, pour le moment, retardé par la crise.
« Un Conseil d’administration, un Bureau, deux syndicats de clubs, des collèges de L1 et de L2, des syndicats d’entraîneurs et de joueurs… C’est compliqué, même si la LFP est la maison de tout le monde », a développé Didier Quillot sur RTL. « On gagnerait à être plus compact ».
De nouvelles discussions houleuses en perspective.
LA FRANCE CRAINT LE DÉCROCHAGE EN EUROPE
Seul championnat majeur de football à avoir tout arrêté face à la pandémie, la France se retrouve devant un paradoxe. Si ses concurrents européens reprennent, le décrochage financier et sportif guettera la L1. Mais si ces championnats étrangers stoppent leur saison, à qui vendra-t-elle ses talents ?
Alors que les clubs allemands ont reçu mercredi le feu vert gouvernemental pour reprendre la compétition en mai, avec les recettes de droits TV qui vont avec, la Ligue de football professionnel (LFP) a arrêté définitivement l’exercice 2019-2020 jeudi dernier. Et les clubs réfléchissent désormais aux moyens de survivre à quatre ou cinq mois sans revenus.
« Les Allemands vont récupérer leurs droits TV, l’Espagne, l’Italie et les autres (aussi) pendant que nous, nous allons nous appuyer plus longtemps sur le chômage partiel. Nous ne nous préparons pas à être compétitif au plan européen », s’est inquiété le président lyonnais Jean-Michel Aulas auprès de l’AFP et du journal Le Progrès.
La Ligue 1 est déjà à la traîne face à ses concurrents du « top 5 » européen: selon un rapport de l’UEFA publié en début d’année, les clubs français ont généré 1,7 milliard d’euros de recettes en 2018, soit moins que l’Italie (2,3 Mds), l’Espagne (3,1 Mds), l’Allemagne (3,2 Mds) et l’Angleterre (5,4 Mds).
Le fossé risque-t-il de grandir ?
Dès les propos du Premier ministre Edouard Philippe, selon qui « la saison ne pourra pas reprendre » en raison du coronavirus, le 28 avril, certains acteurs du football se sont émus des répercussions d’une telle décision.
« Gravissime »
« J’espère que la France s’est concertée avec ses voisins européens avant de prendre cette décision, car si ce n’est pas le cas, c’est gravissime. Cela veut dire qu’elle tue son économie du football pendant que ses concurrents continuent à pouvoir y accéder », s’était insurgé un président de club.
Les dirigeants avaient ensuite été rassurés par le ministère des Sports, celui-ci assurant avoir mis en place un « cycle d’échanges » avec ses homologues européens. Et le maintien des aides au secteur (activité partielle, prêts garantis par l’Etat…) avait aussi balayé certaines craintes.
Mais depuis, certains pays voisins ont précisé leur retour aux terrains.
Tant et si bien que même le directeur général exécutif de la LFP, Didier Quillot, a glissé sur BFM TV que « cela serait certainement une difficulté pour les clubs si la France était la seule (parmi les grands championnats) à avoir pris cette décision ».
L’une des craintes principales des clubs: une baisse de la valeur des footballeurs du marché français, de loin le plus grand exportateur européen de joueurs à l’étranger en 2019, selon l’Observatoire du football du Centre Centre International d’Etude du Sport (CIES) de Neuchâtel.
Dans une étude publiée mercredi, le cabinet KPMG a estimé que la valeur financière des effectifs des clubs de Ligue 1 chuterait de 27,1% si la saison ne reprenait nulle part (KPMG ne considère pas un scénario où seuls certains championnats s’arrêteraient définitivement).
« Championnats forts »
« Il pourrait y avoir une accentuation du risque économique parce que les joueurs français seront moins mis en évidence par rapport aux joueurs des pays étrangers », relève auprès de l’AFP Pierre Ferracci, président du Paris FC.
Un coup dur pour la « Ligue des talents » et ses clubs friands du « trading de joueurs » (Lyon, Lille, Monaco) ? Pas si sûr, selon Bernard Caïazzo (Saint-Etienne), président du syndicat Première Ligue regroupant la majorité des écuries de l’élite.
« Quand tu es le plus gros fabricant de ciment d’Europe, tu ne peux pas espérer que tes clients à l’étranger soient à l’arrêt ! » métaphorise le dirigeant. « La vraie catastrophe, ce serait que les championnats acheteurs majeurs n’aillent pas au bout. Le marché anglais, c’est un enjeu extrêmement fort. Pour que notre économie du football tienne, elle a besoin autour d’elle de championnats forts. »
« La reprise des autres championnats peut avoir deux effets contradictoires: un effet positif car cela permet un maintien des ressources financières des clubs étrangers, et un effet négatif car il mettra en lumière d’autres joueurs », évalue Bastien Drut, auteur de « Mercato: l’économie du football au 21ème siècle ».
« Il ne faut pas être catastrophiste, même si les +petits+ clubs français comptent beaucoup sur les transferts pour parvenir à l’équilibre budgétaire et ne disposeront pas de leur vitrine habituelle », conclut cet économiste du football.
(avec Afp)